Parmi les lieux à visiter à Dinant, Bouvignes et les ruines de Crèvecœur occupent une place particulière.
En traversant ce hameau par la route ou en train, il est difficile d’imaginer le passé glorieux et tragique de cette bourgade, qui fut pourtant une cité médiévale florissante à l’époque de Charles Quint.
De ce riche passé témoignent des vestiges architecturaux, comme l’église Saint-Lambert ou la Maison espagnole (devenue un musée). Sans oublier les ruines du château-fort de Crèvecœur, endormies au sommet d’un imposant rocher qui surplombe le bourg. Les vestiges du château de Crèvecoeur ont néanmoins de nombreuses histoires à raconter.
Pour découvrir Bouvignes, sa splendeur éteinte et les vestiges de ses fortifications médiévales, nous vous emmenons à la rencontre des trois dames de Crèvecœur. À la rencontre aussi de leur destin tragique et funeste, dans le décor éteint de ce qui fut autrefois un important château du Comté de Namur.
Pour cela, remontons ensemble le temps.
Près de cinq siècles en arrière.
Une soirée presque ordinaire au château de Bouvignes, en 1554
Nous sommes en juin 1554, dans l’une des somptueuses pièces du Château comtal de Bouvignes. Trois dames sont assises près d’un âtre dans lequel des bûches crépitent. Car, en cette fin d’après-midi, il fait encore un peu frais pour la saison. Les épais murs du château ne laissent pas facilement entrer la chaleur printanière. Ni la lumière d’ailleurs.
L’une de ces trois dames, d’une main assurée, promène une aiguille sur un tissu de broderie, son ouvrage révélant une finesse héritée des générations passées. À ses côtés, une autre dame, le regard plongé dans un livre de prières, murmure des versets empreints de ferveur, expression de son refuge dans la foi en ces temps incertains. La troisième égrène quelques notes mélancoliques sur un luth et laisse échapper une musique, qui semble porter en elle les espoirs et les peurs de tout le château.
À force de passer du temps ensemble, les trois dames n’ont pas besoin de beaucoup parler pour se comprendre. Distraitement, elles entendent les murmures et les bruits des nombreuses activités qui se déroulent dans le château.
Ce soir, un banquet est prévu en l’honneur des seigneurs et dames des environs : une tentative de préserver un semblant de normalité face au tumulte guerrier qui gronde au-dehors. Avant de s’installer près de l’âtre, les trois dames se sont assurées que les préparatifs avançaient, veillant à ce que la grande salle soit prête à accueillir les convives, avec la magnificence qui sied à leurs rangs. Ce banquet, agrémenté d’une soirée musicale, est attendu comme un baume sur les âmes, déjà meurtries par les rumeurs de guerre qui se répandent, telles des traînées de poudre.
À vrai dire, la guerre n’est plus une rumeur : Henri II, Roi de France, est plus déterminé que jamais à défier à nouveau l’autorité de Charles Quint, sur ses terres des Pays-Bas espagnols. Bouvignes, avec ses ressources et ses fortifications imposantes, se trouve malheureusement sur le chemin du conquérant. Située aux confins du Comté de Namur, la cité représente une cible stratégique. Sa chute constituerait un coup sévère porté à la puissance impériale des Habsbourg.
Les trois dames, toutefois, sont loin de se douter que les réjouissances de ce soir seront les dernières avant un orage meurtrier. Les dernières tout court, en fait. Dans quelques jours, le grondement des canons remplacera les mélodies du luth, et le sac de Bouvignes les plongera dans une horreur qu’elles n’auraient jamais pu imaginer. Au point de leur être fatal, à toutes les trois.
Mais n’allons pas trop vite. Laissons plutôt la nuit envelopper Bouvignes et ses habitants d’un voile d’insouciance, agrémenté de douces mélodies et de rires encore insouciants.
Revenons à l’histoire de ce château-fort médiéval, dont il ne reste aujourd’hui que des ruines, témoins silencieux d’une époque révolue.
La naissance d’une cité commerçante
Blottie au pied d’un imposant éperon rocheux, la cité de Bouvignes a pu tirer parti, au cours des siècles, de sa position stratégique. À mi-chemin entre Namur et Givet, voisine de Dinant, cette bourgade prospère durant le Moyen Âge, notamment grâce au commerce. Coulant à ses pieds, la Meuse offre des facilités pour l’écoulement des marchandises. Qui plus est, les ponts étant encore peu fréquents à l’époque, le fleuve offre à cet endroit une possibilité de passage à gué.
À la fin du XIIIᵉ siècle, Bouvignes s’impose même comme la seconde ville du Comté de Namur, tandis que Dinant, qui se développe sur l’autre rive de la Meuse, appartient à la Principauté de Liège. Cette différence de statut explique bien des choses dans l’histoire des deux cités. Et dans celle de Bouvignes, qui nous intéresse plus particulièrement.
En fait, c’est dès le XIIᵉ siècle que Bouvignes doit son essor à la rivalité entre le Comté de Namur et la Principauté de Liège. D’autant plus que le Comté de Namur a perdu la mainmise sur Dinant, ville voisine dorénavant placée sous l’autorité de Liège. La cité mosane gagne en importance, à la fois pour le commerce, favorisé par le fleuve, mais aussi et surtout pour son rôle sécuritaire de frontière du comté de Namur.
Cette localisation stratégique lui confère des avantages certains : elle précipitera aussi sa chute, comme nous le constaterons.
Rivalités et construction d’une forteresse médiévale
Pour se prémunir contre les assaillants, la ville se dote de robustes fortifications, tandis qu’au sommet du rocher qui la surplombe, les comtes de Namur renforcent une forteresse dominante, en y adjoignant la tour de Crèvecœur. Ce nouvel édifice vise à mieux protéger la cité fortifiée en plein essor.
Au XIVᵉ siècle, les tensions croissantes entre Dinant et Bouvignes, relevant de deux autorités seigneuriales distinctes, dégénèrent en escarmouches, voire en sièges, nécessitant un renforcement constant des défenses. Le ton monte, on en vient aux mains munies d’épées et d’arcs. On fait plus que se défier dans la région, de part et d’autre de la Meuse.
En 1430, Bouvignes subit ainsi un siège par des troupes liégeoises, qui infligent d’importants dégâts à la ville et à ses remparts. Progressivement, le château comtal cède son rôle défensif à la tour de Crèvecœur, jugée plus stratégique face aux évolutions de l’architecture militaire et de la tenue de sièges militaires.
Au XVᵉ siècle, cette tour est même agrandie, consolidant son importance dans le dispositif défensif de la ville mosane.
L’apogée de Bouvignes
Parallèlement à son développement militaire, Bouvignes s’épanouit et devient un centre d’activités artisanales et commerciales remarquables.
Grâce à la présente d’un cours d’eau, affluent de la Meuse, le travail du fer et du cuir, partagé avec la ville voisine de Dinant, marque de plus en plus l’économie locale. Comme précédemment évoqué, la Meuse joue un rôle crucial dans cette prospérité, facilitant le transport et le commerce.
L’artisanat du cuivre, qui deviendra emblématique sous le nom de dinanderie, contribue aussi de manière significative au développement de Bouvignes, au même titre que celui de la ville d’où vint ce nom : Dinant.
Cette période faste atteint son zénith au XVᵉ siècle, faisant de la cité de Bouvignes un modèle de réussite médiévale. Même la ville, dans son développement architectural urbain, obéit à un schéma pour tirer pleinement profit de la topographie du site. Vers 1500, dans la cité, on ne trouve pas moins de 250 batteurs de cuivre, comme on les appelle.
L’année 1554 et la mise à sac de Bouvignes
Cet âge d’or ne durera malheureusement pas. C’est ici qu’intervient le Roi Henri II de France. Retrouvons-le, avec ses velléités guerrières à l’encontre de son rival de l’époque : Charles Quint.
En juillet 1554, les troupes du roi de France sont aux portes de la ville de Bouvignes. De toute évidence, la forteresse militaire et les fortifications de la bourgade ne les intimident pas. La détermination du souverain a déjà franchi les remparts et les murailles. Ses yeux fixent le sommet du rocher, sur lequel s’érige l’imposante tour de Crèvecœur. Se croit-elle imprenable ? Il aperçoit, sur le chemin de ronde, des guerriers et des archers, prêts à en découdre avec ses soldats.
La rivalité entre Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’Espagne, et Henri II s’inscrit dans le contexte plus large des conflits franco-espagnols qui ont marqué le XVIᵉ siècle. Ces tensions sont en partie dues aux prétentions territoriales concurrentes en Europe et outre-mer, ainsi qu’aux différends religieux, exacerbés par la Réforme protestante.
La rivalité entre Charles Quint et Henri II trouve aussi des racines dans la lutte pour la suprématie en Europe. Charles Quint a hérité d’un empire sur lequel, selon le dicton, le soleil ne se couche jamais. De son côté, Henri II cherche à étendre l’influence française en Europe et à contester la puissance espagnole.
Le sac de Bouvignes prend place dans le cadre de la quatrième guerre entre Henri II et Charles Quint. L’objectif du roi de France est clair : étendre son influence dans les territoires frontaliers et sécuriser davantage son royaume.
Loin de ces considérations géopolitiques, dans la cité de Bouvignes, la guerre fait déjà rage. L’assaut a été donné. Les soldats français ne font aucun quartier. C’est la règle à l’époque féodale. Les ordres sont clairs : la ville doit être anéantie. Complètement détruite. Pour que le message adressé au représentant le plus illustre des Habsbourg soit clair, très clair.
Malgré leur courage, les défenseurs mosans ne parviennent pas à repousser les assaillants, plus nombreux et mieux armés. Par dizaines, des corps jonchent le sol, traçant une macabre route vers le château et la Tour de Crèvecœur, dans une odeur agressive de poudre et de fumée.
Parce que le château ne peut plus leur offrir de sécurité, les trois dames se sont réfugiées dans la tour de Crèvecœur. Là où leur époux et d’autres soldats luttent vaillamment contre l’envahisseur.
Tant bien que mal, elles s’occupent des blessés qui affluent. À défaut de pouvoir les secourir, elles prient pour le repos de leurs âmes. Le vacarme des armes est infernal et les cris des soldats blessés, insupportables.
Le destin tragique et funeste des dames de Crèvecœur
Rapidement, l’espoir abandonne les assiégés, à mesure que leurs troupes sont décimées. Le combat est déséquilibré. La forteresse médiévale vacille et s’ébranle. Un après l’autre, les archers tombent. Les murailles s’effondrent. Les munitions s’épuisent. Les assaillants prennent le dessus. Bientôt, les derniers combattants seront passés par le tranchant de l’épée et les survivants seront, au mieux, capturés.
À mesure que les assaillants progressent, les trois dames se sont enfermées dans la plus haute salle du donjon. Refusant la captivité et ce déshonneur, elles montent sur les remparts de la tour et prient pour leur salut. En geste héroïque et vain, elles se jettent toutes les trois du haut de la tour, cueillant la mort au terme de leur chute.
Jamais la cité de Bouvignes ne parviendra à panser ses plaies et à se remettre de cette furie guerrière. Son déclin, inexorable, se marque rapidement par l’abandon des fortifications militaires, malgré de timides tentatives de réhabilitation au cours des périodes qui suivirent.
Quant aux nombreux artisans qui firent la prospérité de la ville, ils s’en allèrent trouver refuge et travail dans des cités plus pacifiques, dont celle de Namur. Bouvignes cessa alors d’être une place reconnue pour son artisanat médiéval et tomba dans une léthargie progressive.
Les ruines de Crèvecœur, témoins d’un passé glorieux et tragique
Aujourd’hui, il ne reste que des ruines de l’imposante fortification qui fut érigée au sommet du rocher, principalement les ruines de la tour Crèvecœur.
De nombreuses pierres ont certainement été récupérées pour la construction de maisons et d’autres édifices. Le site a par ailleurs fait l’objet de fouilles archéologiques, notamment au XIXᵉ siècle, permettant la découverte de différentes pièces d’artillerie utilisées au Moyen Âge.
L’aspect actuel des ruines du site est dû aux restaurations réalisées par le Ministère des Travaux publics à la moitié du XXᵉ siècle.
En 2003, le Département patrimoine du Service Public de Wallonie a acquis la propriété du site.
En 2012, ce site a connu une nouvelle restauration, avec l’installation d’un parcours de visite, que l’on connaît toujours actuellement. Grâce aux plateformes et aux escaliers métalliques installés, il est possible de circuler de manière sécurisée sur deux niveaux dans les ruines.
Les dames de Crèvecœur, entre légende et réalité
Il est impossible de prouver la véracité du récit des dames de Crèvecœur : acte héroïque désespéré ou légende ?
D’aucuns n’hésitent pas à affirmer que le nom “Crèvecoeur” a été donné au donjon du château-fort suite aux événements tragiques de 1554. La mort des trois dames est une histoire qui “crève le cœur”.
Dans son livre “Dinant côté ville, côté champs”, R Delooz apporte cependant une base historique à ce récit héroïque. Suivant ses sources, il y aurait bien eu trois dames qui se précipitèrent d’une tour de Bouvignes pour échapper à l’envahisseur.
Mais c’était lors du siège de 1430, effectué par les troupes liégeoises, et non lors de la mise à sac de 1554 par Henri II. Et elles ne se jetèrent pas de la tour Crèvecœur, au sommet de l’éperon rocheux, dont il ne reste à présent que des ruines.
Elles se seraient jetées d’une autre tour, portant le même nom et située à proximité du fleuve, dans lequel elles se seraient probablement blessées et noyées. De cette tour, il ne reste plus aucun vestige : la construction de la voie ferrée reliant Namur à Dinant a conduit à la disparition totale des dernières traces des fondations de cette tour.
Alors, l’histoire des dames de Crèvecœur fait-elle partie des légendes et récits populaires ? Est-ce un fait historique établi ? Nous pouvons en douter, du moins dans la version telle qu’elle est rapportée dans cet article.
Il reste que Joseph Grandganage, a composé en 1835 un hymne en leur honneur. Il s’agit de la Complainte du vieux château de Bouvignes, dont le premier couplet s’énonce comme suit :
“Approchez, chrétiens fidèles,
Pour entendre réciter
Comme en ce château croulé,
Trois dames jeunes et belles
Du haut des tours ont sauté,
Requiescant in pace”
Quant au roi Henri II, c’est un destin funeste qui l’attendit, lui aussi. Quelques années après le sac de Bouvignes, en 1559, il mourut dans d’atroces souffrances, suite à un coup de lance, reçu à la tête lors d’un tournoi. Il avait à peine 30 ans. Et cette fin tragique, ce n’est pas une légende : les faits sont établis de manière certaine.
Pour visiter les ruines de Crèvecoeur
Les ruines de l’ancienne forteresse médiévale sont accessibles gratuitement au public tout au long de l’année.
Il y a deux possibilités pour s’y rendre et visiter les vestiges du château médiéval :
- en prenant le sentier pédestre, au départ du centre de Bouvignes, à proximité de l’église et des vestiges de la tour du Val. Cette voie d’accès demande une bonne condition physique (le sentier, assez étroit par endroits, peut être glissant par temps de pluie).
- par la route, au départ du centre de Bouvignes, via la rue Cardinal Mercier. Du parking, situé à l’arrière du site et dans le prolongement du plateau de Meez, un sentier facile conduit aux ruines.
Vous voulez en savoir plus sur les ruines médiévales de Crèvecoeur et le patrimoine historique de Bouvignes ?
De précieux renseignements sur l’histoire de Bouvignes sont apportés par le numéro 131 des Carnets du Patrimoine, “Le patrimoine de Bouvignes-sur-Meuse”, ouvrage collectif édité par l’Institut du Patrimoine Wallon (IPW) sous la direction d’Inès Leroy et de Jean Plumier.
Ce carnet sur le patrimoine de Bouvignes-sur-Meuse est disponible en vente à l’Office du Tourisme de Dinant.
Sur Google Maps, vous trouverez des photos des ruines du château-fort de Crévecoeur et de nombreux avis de visiteurs.
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